Vincent Tourraine
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Les Hommes Frénétiques, par Ernest Pérochon

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Les Hommes Frénétiques est un roman de science-fiction écrit par Ernest Pérochon, publié en 1925.

Dans un futur lointain, les progrès scientifiques permettent une ère de prospérité sans pareil. En particulier, la découverte de « l’éther » par le grand savant Avérine assure une source d’énergie inépuisable. Mais cette période d’abondance amène des tensions entre ceux qui veulent alerter sur les dangers potentiels de ces technologies, et les partisans d’un développement toujours plus agressif.

Couverture Les Hommes Frénétiques (édition 1971)
Couverture Les Hommes Frénétiques (édition 1971)

Harrisson, le jeune collaborateur d’Avérine, se voit contraint de prendre un rôle politique pour mettre en garde la société contre une utilisation immodérée de l’éther. Cela lui paraît d’autant plus important que son équipe de recherche a découvert une nouvelle forme d’énergie encore plus fantastique, le « féerique 13 ». Cette démarche préventive sera un échec, alors que la mort d’Avérine sert d’élément déclencheur à un conflit planétaire terrible. En exploitant l’éther, puis le féerique 13, cette nouvelle guerre mondiale ira jusqu’à mettre en péril l’espèce humaine toute entière.

Tout bascule avec l’éclatement du conflit. Les personnages présentés dans les premiers chapitres s’effacent, et une grosse moitié du livre est alors consacrée à la description minutieuse du déroulement de la guerre. Page après page, on y découvre les horreurs d’un conflit toujours plus mortifère. Le fanatisme religieux et l’aveuglement nationaliste emportent tout. Batailles entre soldats, attentats contre les populations civiles, utilisation d’armes biologiques provoquant les pires atrocités… rien n’est épargné pour retranscrire cette folie autodestructrice.

Il faut attendre les tous derniers chapitres pour trouver les ultimes survivants de l’espèce humaine. Un couple de simplets, immunisés aux effet du féerique 13, va redécouvrir une vie primitive, formant ainsi un nouvel éden post-apocalyptique.

La trajectoire globale du récit est classique, mais la description méticuleuse de cette guerre écrase tout le reste. C’est difficile de retranscrire ici le poids de cette partie centrale du livre, et je suis bien en peine de trouver une œuvre comparable. Certains auteurs préfèrent décrire un environnement plutôt que de donner vie à des personnages par le dialogue et l’action, certes. Mais le caractère morbide des Hommes Frénétiques fait basculer le livre vers quelque chose de plus intense. Par bien des aspects, c’est également un obstacle à la lecture. Il n’y a plus d’intrigue, plus de personnages pour ancrer cette descriptions sans fin de la misère et de la souffrance humaine. La conclusion, simplette comme ses deux protagonistes, ne sauve pas grand chose. Le retour à la nature, seule solution face à une utilisation décadente de la technologie ? On peut attendre un message plus inspiré.

Bien sûr, la noirceur des Hommes Frénétiques prend du sens quand on la replace à sa parution en 1925, en contrecoup de la Grande Guerre. Industrialisation de l’arsenal, premières armes chimiques, sans parler bien sûr des millions de morts. En y ajoutant les premières grandes découvertes d’Einstein et compagnie, on comprend bien comment un auteur peut extrapoler ce qui se déroule dans le monde en une œuvre de science-fiction aussi pessimiste et misanthrope.

Le style d’écriture très classique de cette époque crée une certaine distance avec le récit. Comparé aux publications modernes, ça peut paraître lourd et un peu anachronique, surtout pour un roman d’anticipation. Mais au final, je trouve que ça a son charme. Cette forme de lyrisme daté amplifie le côté tragique des événements, et renforce a posteriori le thème abordé. Cela implique aussi certains travers hélas prévisibles, notamment le vocabulaire de l’époque (« nègres », « jaunes ») et une vision sexiste de la société. Mais dans l’ensemble, il faut reconnaître que le récit est tristement visionnaire.

C’est d’autant plus remarquable en considérant sa place dans la bibliographie de l’auteur. Né à Courlay, dans la campagne deux-sévrienne, Ernest Pérochon s’est illustré avec des romans réalistes décrivant la vie paysanne. À part quelques ouvrages pour la jeunesse, tous ses livres parlent de la vie quotidienne à la campagne du début du XXe siècle. Il a remporté le prix Goncourt en 1920 pour Nêne, l’histoire d’une servante de ferme. Les Hommes Frénétiques est une exception, on pourrait parler d’anomalie, qui rend sa radicalité encore plus fascinante. Dans des interviews de l’époque (judicieusement citées dans la réédition de 1971), Ernest Pérochon explique qu’il voit ce livre comme une tentative d’exorciser ses peurs concernant l’avenir de la société et, peut-être, de prévenir une telle situation en avertissant le public des dangers d’un développement scientifique incontrôlé. Il est mort en 1942, trois ans seulement avant les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Encore aujourd’hui en 2018, cette mise en garde paraît hélas toujours d’actualité.

« Harrisson, inlassablement, répétait le même avertissement : la conquête de l’éther serait fatale à la civilisation si l’on ne trouvait pas, chez tous, une prudence toujours plus grande et une sincère volonté de paix.

Pressé de tous côtés par des contradicteurs ignorants, Harrisson, avec une sorte de répugnance et d’effroi, poussait sa pensée à ses dernières limites.

Le savant, dont la passion de recherches avait empli la vie, en venait presque à maudire la curiosité humaine. Un soir, comme il parlait aux parallèles d’Asie, il finit par s’écrier :

– Je vous dis qu’il faut avant tout organiser et surveiller le travail scientifique !… Je vous en adjure : surveillez la science ou tuez-la !… Il n’est pas de tâche plus urgente ! Il n’est pas d’autre moyen de salut ! »

À sa sortie, le livre était comparé aux romans d’H.G. Wells. On peut constater que Les Hommes Frénétiques n’a pas marqué l’histoire de la science-fiction. C’est toujours difficile de juger, même avec du recul, de l’impact culturel d’une œuvre. Une chose est sûre, j’aurais adoré qu’Ernest Pérochon continue à écrire des livres d’anticipation. Encore aujourd’hui, peu d’auteurs savent offrir un tel mélange de style et d’imagination.